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Mémoire de la présence Française au Maroc à l'époque du Protectorat
 
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 VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.

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Pierre AUBREE
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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 EmptyMer 8 Mar - 6:40

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- L'ablution rituelle.


... hindous à Bénarès. Moulay Idriss ! s’écrie le voyageur, quand par-dessus la barre crénelée qui se tend sur la plaine, il voit monter le grêle minaret vert qui signale au dehors, parmi trente autres, la place de la miraculeuse sépulture. Moulay Idriss! supplie le malade couché sur la poudre de la route. Moulay Idriss ! gémissent les aveugles, les gueux écroulés aux coins de toutes les rues de la ville. Dans les souks, ils sont tapis sous les boutiques, de plus en plus nombreux aux environs de la mystérieuse chapelle.
A mesure que nous en approchons, le murmure du tout-puissant vocable commence à bourdonner et nous envelopper. Tout d’un coup, nous y sommes. Une ruelle vient de s’ouvrir, d’où dégorge un flot humain, et le portail apparaît au fond de l’obscure perspective : un arc central, pas très haut, les deux autres si étroits qu’il faudrait s’y faufiler, tous les trois brodés, brochés comme des mihrabs d’une chamarrure inouïe d’arabesques et de couleurs — des couleurs tendres où domine le rose. A travers ces ouvertures, dans une ombre plus claire où flottent des fumées d’encens, on entrevoit des suites d’arceaux, des étendards, des soies suspendues, de rayonnantes polychromies de zelliges, des ruissellements de stalactites, cent lanternes multicolores qui pendent — une somptueuse confusion.
Bien entendu, les Musulmans seuls passent le seuil. Mais c’est déjà beaucoup qu’il nous soit permis d’approcher. La poutre qui barre encore à demi la ruelle l’interdisait jadis aux chrétiens comme aux bêtes. Il nous fallait passer vite, entre des yeux hostiles, ne regardant qu’à la dérobée les secrètes splendeurs.
Comme on sent ici la religion ! Cette ombre molle du corridor, ces parfums, ces mendiants vagissant qui font la haie, cette bordure d’échoppes où s’accrochent des chapelets, des cierges peinturlurés, des amulettes qui ressemblent à des scapulaires, ces figures recueillies, c’est l’abord de tous les sanctuaires du monde. On voit cela autour des grandes pagodes de l’Inde; tel devait être le vestibule de la grande Diane d’Ephèse.
Hier, quand je suis revenu là, c’était l’heure où les hommes prient dans la mosquée derrière la chapelle du saint.
Les femmes, qui n’entrent pas, remplissaient le couloir, la plupart engoncées dans les crémeuses épaisseurs du haïk.
Parfois, autour des yeux, se montre un peu du visage, et quand d’un geste tendre, elles caressaient le portique, le bras se découvrait, et l’on voyait la blancheur mate de la complexion. Des bourgeoises de la medina, venues, peut-être en passant, de la kaïseria voisine pour une brève oraison qui porte bonheur. De vieilles femmes aussi, comme celles qui hantent à toute heure les brasillants oratoires de nos églises, et semblent ne ...


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- L'ablution rituelle.

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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 EmptyLun 13 Mar - 8:07

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- Misère et dévotion au sanctuaire de Moulay-Idriss.


... plus vivre que dans la religion.
Dans l’allée qui longe à droite le sanctuaire, particulièrement sainte parce que le tombeau, par derrière, est scellé à son mur, il y avait surtout des Berbères.
Celles-là, en haillons bleus, et plus minces que les matrones fassies, sont à peine voilées; un chiffon de linge leur serre seulement la bouche et le menton. J’ai vu là des visages qu’on eut dits centenaires, des faces de cuir brun, creusées de sillons qui semblent des chemins de larmes. Certains yeux, si tristes, ne devaient jamais avoir souri. Par terre, entre les marchands de cierges et les épiques mendiants, des groupes de pèlerins
semblaient installés, de rustiques familles, avec leurs provisions de galettes et leurs cruches. Une mère, demi-nue, d’une maigreur pitoyable, allaitait son enfant; l’outre jaune et veinée de sa mamelle pendait hors de ses guenilles...
Rien de spécialement islamique chez ces pauvres. Ce n’était que l’éternelle, fraternelle misère humaine, réunie dans la dévotion au Saint qui peut tout guérir. On voyait cela aux porches des chapelles, dans les pardons de la vieille Bretagne qui s’en va si vite.
Le mur qui cache le mausolée est encore plus somptueusement historié que le triple portique de la façade. De petites arcatures, encadrant les plus exquis filigranes de marbre, un enchevêtrement de rosaces éteintes. A l’entrée, dans l’angle de la paroi, deux colonnettes gardent un précieux panneau de stuc, une dentelle peinte qu’on a mise sous verre ; c’est comme une page enluminée de Coran, un palimpseste étincelant de pourpre, d’azur et d’or. A côté, sous des lampes, un admirable moucharabié entoure la petite ...


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- Misère et dévotion au sanctuaire de Moulay-Idriss.



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MessageSujet: Re: VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON.   VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 EmptyLun 13 Mar - 8:08

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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 Visio220


... bouche de bronze où les fidèles glissent leurs offrandes. Les plus pauvres ne font que le geste, la main levée vers l’orifice, deux doigts s’ouvrant comme pour laisser tomber la piécette qu’ils n’ont pas. C’est assez pour contenter le Saint et leur gagner son secours.
Quelques-unes allaient poser leurs lèvres sur la muraille merveilleuse. D’autres s’y tenaient collées, la pressant de leurs paumes, s’imprégnant longuement de la divine influence.

Un jour, à l’orée de la venelle qui aboutit au portail, j’assistai à une scène étrange. Tout d’un coup, une perçante sonnerie de musettes se fit entendre, et dans la foule, une autre foule, une procession se poussa. A la vue du saint lieu, ceux du premier rang embouchèrent des trompes; des notes nègres vibrèrent. Et puis, portés sur des épaules, de somptueux paquets apparurent, des ballots de velours cramoisi, brodé d’or, où l’on ne distinguait pas tout de suite des têtes blêmes, hébétées de petits garçons.
— « Couper », me dit avec un geste expressif le mokhazni qui m’accompagnait.
La troupe s’enfonça sous l’ogive aux belles couleurs, disparut derrière les arcades dans la profondeur peuplée du sanctuaire.
Alors silence pendant cinq minutes, et puis le vacarme de sabbat éclata de plus belle, féroce, triomphant, clamant le sacrifice accompli.
Ils sortirent, les rhaïtas, les trompes et les timbales sonnant et battant à la fois; et c’était un tumulte si fou, si énervant qu’on avait presque envie de crier et de se démener avec eux. Les enfants passèrent, à présent complètement enfermés dans les couvertures de velours.
L’étrangeté, la splendeur du lieu de mystère avaient dû les saisir. Ils avaient subi le couteau. Maintenant on les emportait, ensanglantés, étouffant, brimballés dans ce tintamarre d’enfer. Quel baptême, quelle entrée dans la religion !

Toutes les corporations de Fez — il y en a cent quarante —contribuent à l’entretien du sanctuaire. Chacune y a son jour de fête, fête plus gaie que cette circoncision, précédée ou suivie de liesses et de bombances. Le sang, d’ailleurs, y joue aussi son rôle, mais c’est celui d’un taureau que l’on immole en l’honneur de Monseigneur Idriss, et dont la viande revient à ses descendants. Récemment, c’était le tour d’un corps de métier nouveau, celui des chauffeurs de taxis. Ils arrivèrent en cavalcade, sur des ânes, le chef travesti en Bibendum, sa selle équipée d’un volant d’auto. Rituellement, à la psalmodie des invocations liturgiques, le taureau fut égorgé. Tels sont les étonnants mélanges de la civilisation ancienne et de celle que nous apportons.

*
* *

Karouyine, à deux pas de Moulay Idriss. Nous y arrivons par la kaïseria, à travers la houle des femmes qu’attirent, comme partout, les étalages de fines laines, de soieries et de bijoux. De l’autre côté, nous tombons sur la clôture de la célèbre mosquée. Elle est là, énorme et grise, enfermée dans l’enchevêtrement des souks comme une monstrueuse araignée dans sa toile.
A son pied, une suite de passages permet d’en faire le tour. Nous longeons, nous ...


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... touchons la base de la grande carapace. C’est un mur de forteresse, étayé de contreforts, où s’ouvre, de distance en distance, une haute porte ogivale. Il y en a quinze, de ces portes, et chacune a son nom. Je me rappelle celle des adouls — les notaires, dont les petites loges sont accolées à la puissante muraille, comme, au moyen âge, tant de boutiques, d’accrétions parasites qui se pressaient contre nos cathédrales; —celle des Koutoubyin, d’où l’on voit une cloche, trophée d’une des guerres saintes en Espagne; celle des Pieds-Nus, pour les pauvres qui marchent sans babouches.
Si Karouyine est sombre au dehors, elle est presque claire au dedans. Entre les vantaux de bronze du XIIe siècle, j’aperçois des perspectives sans fin de cintres outrepassés, des lignes et des lignes de piliers bas, vêtus de nattes à hauteur d’homme, et qui, dans la longueur, se perdent comme les arbres dans une futaie. D’énormes lustres de fer forgé y pendent, dont chaque cercle porte des centaines de lampes. Un jour pâle, venu de la cour, éclaire de côté l’austère blancheur des travées.
Pour nous, qui ne pouvons pas entrer, cette cour, c’est le plus intéressant. De la rue Bou Touïl, le regard y plonge par trois portes successives, à des intervalles qui permettent d’en mesurer l’étendue. Tout ce que nous pouvons connaître des richesses intérieures s’y trouve réuni : au centre du pavement de céramique, le bassin de marbre blanc où vient bouillonner l’eau de l’oued; au milieu des côtés, les glorieuses arches dont la grande courbe découpe ses lobes sur la profondeur des hypostyles; aux deux bouts du long rectangle, les précieux pavillons que l’on a souvent comparés à ceux de la cour des Lions, à l’Alhambra de Grenade, et qui les rappellent en effet, bien que moins élancés, moins élégants, par leurs groupes de grêles colonnettes byzantines. — et il n’y a pas de lions. Ici, peut-être, le luxe est plus grand. Des arcs creusés, frangés de mille alvéoles et stalactites; des frises, dont les inscriptions s’effacent dans la noirceur fumée du vieux cèdre ; un auvent plein d’une ombre riche, sur un rang serré de consoles débordantes. Là-dessous, s’abritent des fontaines dont l’eau, retombant d’une vasque sur l’autre, entretient dans un demi-jour un jeu tressaillant de reflets.
Pour les autres joyaux de la mosquée — le mimbar, qu’on dit en bois de santal et d’oranger, incrusté de nacre et d’ivoire, le mihrab, ses menus vitraux multicolores, sa coquille d’or et d’azur, si belle, paraît-il, qu’elle distrait l’attention des fidèles pendant la prière, nul œil roumi ne les a jamais vus. Ces merveilles, il faut les imaginer sur ce qu’en rapportent les Fassis.
Karouyine est aussi une célèbre université, et qui a rayonné comme El Akhzar, au Caire, sur le monde islamique. Les medersas où logent les étudiants en dépendent, comme autrefois, à Paris, les collèges des Ecossais, de Normandie, de Navarre relevaient de la Sorbonne. Quarante docteurs y expliquent le Coran et les hadits, y enseignent les vieilles sciences religieuses, qui comprennent l’astrologie, le calcul des nombres magiques, la recherche des influences des anges et des djinns. Des tolba, en groupes, sous les piliers, y repassent et discutent leurs leçons. Des ouléma, des notaires, administrateurs des habous, des fondations, y confèrent. A toute heure du jour, et tard dans la nuit, la grande mosquée est vivante. Hors des confusions des souks, les passants entrent pour s’y reposer ; on y cause entre amis, en jouissant de la vue du ciel, de la fraîcheur des eaux et des marbres, des spacieuses et calmes ordonnances, des beautés du décor. On y voit même jouer des enfants. Dans les ardeurs de l’été, on y vient goûter l’ombre ...


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- Le tronc des offrandes au sanctuaire de Moulay-Idriss.


... des arches et, le soir, dormir sur les carreaux de la cour, où règne la fraîcheur des eaux toujours bruissantes.
C’est ici que se forma cet étonnant Léon l’Africain, de son vrai nom Hassan Ibn Mohammed El Ouazzan, qui eut la singulière fortune d’avoir été chez lui à Karouyine, et de l’être ensuite au Vatican, les foyers de deux civilisations antagonistes. Capturé « par quelque fustes de corsaires, il en fut fait un présent au Pape (Léon X), lequel ayant entendu et vu qu’il se mêlait de la géographie, et qu’il en avait écrit un livre, le caressa merveilleusement, jusqu’à lui bailler bons gages afin qu’il ne partît point de là, puis l’incita à se faire chrétien et, en le baptisant, lui donna ses deux noms, Jean et Léon» (i).
des arches et, le soir, dormir sur les carreaux de la cour, où règne la fraîcheur des eaux toujours bruissantes.
C’est ici que se forma cet étonnant Léon l’Africain, de son vrai nom Hassan Ibn Mohammed El Ouazzan, qui eut la singulière fortune d’avoir été chez lui à Karouyine, et de l’être ensuite au Vatican, les foyers de deux civilisations antagonistes. Capturé « par quelque fustes de corsaires, il en fut fait un présent au Pape (Léon X), lequel ayant entendu et vu qu’il se mêlait de la géographie, et qu’il en avait écrit un livre, le caressa merveilleusement, jusqu’à lui bailler bons gages afin qu’il ne partît point de là, puis l’incita à se faire chrétien et, en le baptisant, lui donna ses deux noms, Jean et Léon» (1).

(1) De l’Afrique, par Léon l’Africain, traduction de l’italien par Jean Temporal. Préface (1556).


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- Le tronc des offrandes au sanctuaire de Moulay-Idriss.




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- Les toitures et la cour de Karouyine.


Ce Maure catholique a longuement décrit les grandeurs de ce qu’il appelle « Carauven, le temple majeur, qui tient de circuit environ un mille et demi, ayant trente et une portes fort hautes ». Il a dit « le couvert qui contient en sa longueur cent cinquante brasses toscanes, les chandeliers de bronze où peuvent demeurer quinze cents lampes ardentes, ayant été faites de cloches prises dans les temples chrétiens », les magasins souterrains, « les chaises où les maîtres et docteurs montent pour instruire le peuple en leur loi spirituelle et temporelle, et pour ce faire commencent une heure avant la pointe du jour en temps d’été, sinon, depuis huit heures du soir, et mènent leurs lectures jusqu’à une heure et demi de nuit ».
Vingt mille fidèles peuvent prier ensemble dans Karouyine. Le vendredi, on y vient de tous les quartiers de la ville ; aux grandes fêtes, les vingt-et-une nefs sont pleines. Quel spectacle quand ces phalanges de croyants, tour à tour dressées ou courbées sous les files indéfinies d’arcades, confessent leur foi au Dieu unique ! C’est ici la religion claire et disciplinée qui n’est pas pour les femmes, le culte viril de l’Allah dominateur et solitaire, conçu dans le désert par les Arabes. Rien des influences de soufisme qui dans ce Maroc, plus berbère que sémite, ont suscité tant de sectes extatiques. Rien non plus du mysticisme imaginatif qui règne au sanctuaire de Moulay Idriss. Qu’on se croirait loin de la foule dévote qui se pousse confusément dans l’étroit vestibule pour baiser le mur où s’enferme le tombeau d’un Saint divinisé !



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- Les toitures et la cour de Karouyine.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 Visio224

- La Medersa Bou Anania de Fez.


L’époque des Mérinides a laissé partout sa trace au Maroc. L’un des premiers de ces sultans a créé Fez-Djdid, c’est-à-dire la nouvelle, qu’on appelle encore ainsi parce qu’elle ne date que de notre XIIIe siècle. Sous leur règne, la cité de Moulay-Idriss a pris l’aspect et le caractère qu’elle présente encore aujourd’hui. Ils ont rebâti presque entièrement Fez Bali (l’ancienne), ruinée par les Berbères de la montagne et du désert. Il y subsiste des quartiers où l’on marche entre des maisons qui portent des inscriptions de leur temps. C’est eux qui appelèrent d’Espagne les maîtres qui enseignèrent au Maroc les arts délicats de la faïence, du zellige, du stuc et du bois sculptés. Les Almohades n’avaient travaillé que dans le colossal. Leur architecture, de grand appareil, de style austère et superbe, ne convenait qu’à des édifices militaires et religieux. Les élégances, les raffinements du nouvel art pouvaient être imités. Les demeures privées, les fondouks, les hammams, les fontaines s’en ornèrent. Des Beni Merin, date un type de décor que l’on retrouve dans toutes les villes du Maroc, et dont toujours quelque couleur, quelque ciselure met un peu de beauté dans le plus modeste logis.
De ces princes artistes et poètes, les plus précieux monuments sont leurs medersas de Fez. Il n’y a pas longtemps que les Européens les connaissent. Ceux qui, sous l’ancien régime, purent visiter cette ville, alors mystérieuse, ne les soupçonnèrent pas; on se gardait de leur en parler. Au milieu des souks, nous avons dû souvent passer devant leurs portes. On apercevait un morceau de péristyle, des burnous accroupis autour d’une vasque ; on croyait entrevoir un de ces intérieurs de mosquée où il n’était pas permis de jeter ...


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- La Medersa Bou Anania de Fez.



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- Au souk de Talaa, sous l'horloge aux treize timbres.


... librement les yeux, et l’on ne s’arrêtait pas.
Des neuf medersas de Fez, les six plus belles sont dues aux Merinides. L’aînée, la Seffarine, fut fondée au temps de notre Philippe le Hardi. Trois autres, celle du Dar el Maghzen, la Sahrij, l’Attarine datent du premier tiers du XIVe siècle. La Mesbahia et la Bou Anania ne leur sont que de quelques années postérieures.
Elles sont toutes construites sur le même plan : un quadrangle, dont trois côtés portent les chambres des étudiants, et le quatrième, un édifice religieux. C’est l’ordonnance des vieux collèges d’Oxford. Une similitude comme il y en avait tant au moyen âge, entre la civilisation de l’Islam et celle des peuples d’Europe qui s’appelaient la Chrétienté. L’une et l’autre avaient pour centre la religion. Dans l’Université de Fez, comme à la Sorbonne et à Oxford, elle commandait tout; la théologie était la science souveraine.
Mais les dehors disent l’essence différente des deux mondes. Là-bas, dans le nord, la nudité de la pierre, grise comme le ciel; une sévérité pensive et recueillie. Les choses ne parlent qu’à l’âme pour l’incliner au rêve, à la méditation. Sans doute, la beauté de ces vieux collèges musulmans est sérieuse, mais comme la volupté. Elle n’est faite que pour la délectation des yeux. Ses jeux de lignes et de chaudes couleurs, ses enlacements de fleurs et d’arabesques, ses larges profusions agissent sur l’être physique à la façon de ces timbres, de ces vibrations de violoncelle qui suffisent à nous émouvoir. Dans ces retraites, hors du bruissement de la foule qui coule à deux pas, on est isolé, plongé comme dans la profondeur d’une riche symphonie. Le monde extérieur n’existe plus; des harmonies vous enveloppent, vous enlèvent à vous-même; le courant habituel de la vie s’interrompt. Ou, encore, on est là comme dans un tiède et délicieux jardin où l’on resterait indéfiniment, sans songer à rien, à s’enchanter de la merveille des parterres. Beauté sensuelle et pourtant toute abstraite, dont l’âme islamique n’a tiré que de soi les accords et les ...


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- Au souk de Talaa, sous l'horloge aux treize timbres.



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- Le matin au marché du grand méchouar.


... rythmes, comme la plante, les couleurs et le dessin de sa fleur. Nulle image du réel qui mette en mouvement l’esprit.
Plus ou moins grandes, plus ou moins délabrées, les medersas se ressemblent toutes. Autour d’un patio dont un miroir d’eau est le centre, des soubassements de majolique où des semis d’étoiles bleues, en cercles, tournent autour de leurs centres; au-dessus, une bordure scripturaire, en relief, dont l’émail noir se détache, sinueux et précis sur un mince bandeau de stuc; plus haut, entre des baies ruchées et pleines d’ombre qui ressemblent à des entrées de grottes, la dentelle de plâtre, couvrant toute la muraille de son frémissement. Enfin, la sombre gravité du bois, arar ou cèdre que les siècles ont patiné, usé jusqu’aux fibres : linteaux, corbeaux, frises, tympans où les arabesques, les grands soleils stylisés, les sceaux de Salomon, les indéchiffrables entrelacs ...


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- Le matin au marché du grand méchouar.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 Visio227

- Le ravin entre les tombeaux mérinides et le rempart almohade.

- Vers le dispensaire de Fez Djdid.


... de caractères coufiques se succèdent, se mêlent, se fondent comme les signes d’un grimoire à demi effacé par le temps.
Dans le souk populeux de la Tala, en face des treize timbres de carillon — muets depuis des siècles — qui surplombent la rue sous une rangée de consoles surplombantes, la Bou Anania, la plus intacte et la plus spacieuse des medersas de Fez, ouvre ses vantaux bardés de cuivre.
C’est là qu’il faut aller pour se griser de la plus pure beauté qu’ait atteinte l’art mérinide. Quelle paix dans la magnificence ! Un équilibre souverain, des ordonnances, des proportions parfaites, des tons puissants et graves, l’harmonie la plus riche et la plus reposante.
Et tout vit, tout palpite, tout chante.
Derrière le canal de marbre où glisse toujours le «petit fleuve» qu’a vu Léon l’Africain, l’arche mystique et radieuse de la salle de prière semble l’entrée du paradis d’Allah.
A toute heure du jour, de simples ...


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- Le ravin entre les tombeaux mérinides et le rempart almohade.


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- Vers le dispensaire de Fez Djdid.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 Visio228

LA MAKINA A FEZ.



VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 Visio249

LA MAKINA A FEZ.



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VISIONS DU MAROC, André CHEVRILLON. - Page 7 Visio229

- Types de tolba.


... gens — la plupart, des pauvres — sont assis ou couchés sur le marbre de la cour. Quelques-uns, au-dessus de leurs babouches posées à terre, se prosternent dans la direction du mihrab. Car le collège est aussi une mosquée. Droit au-dessus des échoppes du Talaa, son minaret s’érige, à demi dépouillé, montrant le dessous de terre cuite, mais encore ocellé par en haut du lapis de ses majestueuses étoiles octogonales. Tout passant peut franchir le seuil religieux, laver ses mains et sa figure à l’eau du bassin, dire sa prière, et puis rester là, blotti sous un pilier, sans rien faire que s’emplir les yeux de tranquille splendeur, comme, depuis cinq cents ans, tant de ses pères, dans ce cloître où rien n’a jamais changé. Au milieu de ce faste, les plus humbles sont ici chez eux, aussi naturellement que les deux chats qui dorment à l’ombre d’un péristyle, ou les pigeons qu’on voit errer sur les dalles d’onyx.
D’autres medersas ont un charme plus tendre, plus intime. La petite Sahridj nous touche par son aspect de branlante vieillesse et la misère qui ronge tant de choses sans prix. Au-dessus du tulle de ses plâtres, les lambris de mosaïque se délabrent, laissant voir la rude brique. A la place de la coupe centrale qui lui donnait son nom — une vasque de marbre rapportée d’Almeria par l’armée d’un roi mérinide, — il n’y a plus qu’un bassin quelconque, mais les portiques aux mille franges et les sombres linteaux ouvragés y mêlent leurs images.
L’Attarine est exquise, son mihrab surtout. Autour de la niche, les bandes fanées ...


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- Types de tolba.



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... des claveaux divergents, l’arraba fleurie qui tombe de la frise ont la tendre richesse d’un vieux châle du Cachemire.

*
* *

Un soir, conduit par un Français pour qui Fez n’a point de secrets, et que partout je voyais accueillir en ami, nous sommes montés sur la terrasse de ce collège. Grande surprise de pouvoir y plonger du regard sur des choses dont, jadis, le chrétien osait à peine approcher. Nous dominions la zaouïa de Moulay Idriss et, de plus près encore, Karouyine tout entière. La grande cour intérieure était sous nos yeux, et les deux kiosques saadiens où les fidèles se pressaient aux ablutions, et le montueux couvercle de tuiles dont les seize faîtes juxtaposés abritent sous leurs pentes les nefs parallèles de la salle du culte. Le soleil baissant illuminait la tour épaisse et nue du minaret zénète, l’aïeul de tous ceux de Fez, celui dont la coupole millénaire dresse au ciel, à travers trois boules d’or, le sabre de Moulay Idriss, — celui dont tous les moueddins de la cité sainte guettent cinq fois par jour le signal pour hisser à leur tour le drapeau blanc dont l’apparition va se propager aussitôt sur les belvédères de toutes les mosquées, et lancer le long cri qui appelle les Croyants à la prière.
Nous n’étions pas seuls. C’était l’heure où tant de Fassis s’en vont dans les jardins ou sur les bastions des remparts contempler leur paysage. Des jeunes gens, sans doute des étudiants de la medersa, nous entouraient. Assis par petits groupes sur les murets du toit, ils se taisaient et regardaient.
Vue de ce point central, et serrée autour des deux sanctuaires, Fez nous était plus étrange que jamais. Les rayons du couchant, rasant le seuil de la haute plaine, la laissaient presque entièrement dans l’ombre : une grande écaille grisâtre, avec des zones livides et des traînées sombres qu’on eut prises pour des traces de fumée sur du plâtre, et par endroits, un rouge reflet à la crête d’une haute muraille. L’aspect d’une ville où l’incendie a passé. De tous côtés montaient les minarets, quelques-uns, celui de Karouyine, celui des Andalous, du côté de Bab Ftouh, en plein feu du soleil, d’autres, à l’ouest, découpés en noir, à contre-jour, les plus lointains, au seuil supérieur de la vallée, solennellement alignés, et veillant comme une garde religieuse. D’obscures ruelles s’enfonçaient comme des fissures dans le champ confus des maisons. On distinguait nettement tout le réseau des souks, dessiné par les rubans brunâtres de leurs plafonds. La kaïseria, toute proche, entre la mosquée-cathédrale et le cornet vert de Moulay Idriss, étendait sa couverture, une nappe de chaux, couleur de vieille peau de tambour, et que j'imaginais vibrante du bourdonnement des dames fassis qui, par-dessous, se pressent jusqu’à la nuit aux étalages.
Mais ce que contemplaient les étudiants groupés sur la terrasse, c’était la beauté des choses autour de la ville. Par delà le grand guêpier gris, que la campagne était claire et pure ! Des coulées de feuillages, des rideaux de frais peupliers, des oliveraies par îlots sur des pentes fauves, çà et là l’aigrette d’un dattier... Au nord, où Fez se termine en triangle sous le pâle massif de Bab Ghissa, les rayons empourpraient le rempart almohade qui grimpe haut par là. Le tragique squelette de château qu’il dresse au milieu des rochers prenait le ton du feu.
Au sommet de la colline, la ruine des mausolées mérinides semblait plus seule dans la clarté du soir, plus recueillie et pénétrée de l’âme du passé. Des oiseaux planaient, et l’immense lame jaune du Zalagh resplendissait comme du cuivre.


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Notre ami s’était mis à causer avec deux des tolba. Il me traduisait leurs propos, dont la courtoisie cherchait ce qu’un Musulman peut dire pour plaire à un Chrétien et s’en rapprocher. Pour eux, ce n’était pas notre étonnante civilisation qui nous faisait si différents. Dans un chrétien, ils voyaient d’abord le Chrétien. Gentiment, ils cherchaient à faire tomber les barrières, insistant sur les analogies et les ancêtres communs des deux religions. Les premiers saints, les premiers envoyés de Dieu... Pour les hommes du Coran, comme pour ceux de l’Evangile, Neuh (Noé) en était un. Et Ibrahim (Abraham), le père des Arabes, et Yacoub, et Moussa (Moïse), et les grands rois Sliman et Daoud, et Osea et Sidi Aïssa, qu’on nomme aussi Sidi Messikha (Messie ?), né de la Vierge bénie, Lalla Myriam, à qui l’ange Gabriel l’avait annoncé, et le plus grand des prophètes avant Mohammed.
Et que de principes aussi où les Croyants et les Nazaréens se rencontrent ! Le péché, la vie future, les rétributions. Sans doute, les chrétiens disent qu’il y a trois personnes en Dieu, mais ne disent-ils pas aussi qu’il n’y a qu’un Dieu ? On était resté longtemps sans comprendre cette contradiction; mais si, comme l’a supposé un maître, les trois personnes ne sont que des figures différentes de l’Unique ?
La conversation tournait au colloque théologique, un colloque aimable, comme ceux qu’aimait à provoquer entre docteurs musulmans et catholiques, Frédéric II, l’empereur dilettante et philosophe, à sa cour de Palerme.
Nous venions de visiter la bibliothèque de Karouyine, hélas ! bien appauvrie par les prélèvements qu’y ont faits trop de sultans. On nous y avait montré, à côté de très anciennes et précieuses copies du Coran et des Hadits, un exemplaire arabe de l’Evangile de « Sainjin », et aussi des traductions de Platon, d’Aristote — le bibliothécaire disait Flatône et Aristoutline. Aristote, que la chrétienté a connu par les Arabes d’Espagne, est-ce qu’on l’étudie encore à Fez ? — Mais certainement, nous ont répondu nos jeunes clercs. Un professeur en a parlé dans son cours, à propos des preuves de l’existence de Dieu, qui peut se démontrer en dehors de la révélation du prophète... Aristoutline, un très grand fqih des temps anciens... N’a-t-il pas découvert que tout est composé d’air, de terre, d’eau et de feu, et rangé par ordre toutes les qualités des choses ?
Nous reconnaissions les célèbres catégories. Tout de même, un peu sommaires, ces souvenirs du Stagyrite, et qui n’eussent pas suffi pour le bachot.
Deux garçons de mine fraîche, un peu paysanne, comme on en voit souvent à nos jeunes séminaristes de province. Ou, plutôt, dans leurs blanches djellabas qui flottaient sur leurs chevilles nues, ils ressemblaient à des novices capucins. Très différents des blêmes tolba que j’avais connus autrefois. L’aîné avait de bonnes joues roses, des yeux d’un bleu candide, une barbe lanugineuse et dorée. Il parlait doucement, avec des sourires d’urbanité déférente.
Lorsque, dans la cour de la medersa, mon compagnon se mit à déchiffrer quelques- uns des vers brodés sur les murs, et nous en lut tout haut l’arabe, ils s’émerveillèrent. Chrétiens et Musulmans étaient décidément très proches, et pouvaient se comprendre et s’estimer.


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L’INFLUENCE MODERNE ET LE VIEUX MAROC


CETTE affable conversation nous éloignait du temps où, chez les Fassis, l’épithète de chien s’accolait au nom de Chrétien, où l’on nous faisait dire, à Fez, que nous avions parlé à voix haute dans les souks, et que cela était imprudent, — où, le soir, derrière Bab Ghissa, si nous passions trop près des cercles d’étudiants pelotonnés sur les rochers autour d’un maître, les visages se détournaient de façon significative.
Pourtant Karouyine, qui répand loin son influence ecclésiastique, reste contraire au régime nouveau. Oh ! l’opposition ne se manifeste pas ouvertement. Devant la force, l’Arabe sait dissimuler. La résistance est sourde, mais on sait d’où est venue l’agitation, quand, en 1930, parut le dahir qui réorganisait la justice en distinguant entre les Arabes et les Berbères. « On nous sépare de nos frères, on veut les christianiser ! » A cette accusation des oulema, les tolba de Fez s’ameutèrent, si excités tout de suite que l’autorité française, impuissante à réprimer par les moyens civilisés un mouvement qui s’étendait rapidement, dut remettre l’affaire au Pacha, dont les méthodes marocaines matèrent vite les turbulents. Effervescence aussi, et de même origine, quand nos ingénieurs entreprirent de dériver une branche de l’oued, et de l’enfermer dans un tuyau. L’oued Fez, la rivière bénie de Moulay Idriss, et dont un parchemin qu’on exhibait assurait depuis plus de mille ans aux Fassis la possession ! Profanation de toucher à ce qu’avait fait pour le bien des générations la sagesse des ancêtres (1). Et nous avons vu cet autre grief : le chemin de fer passant sous les tombes des saints docteurs andalous. Le Maroc est plein de secrets. Notre effort de civilisation risque toujours de se heurter à une croyance, à une coutume dont on ne savait pas le caractère impératif et sacré.
Toute société a ses traditions, qui font sa personne et sa figure distincte, et qu’elle défend instinctivement. A travers la succession des individus, elles maintiennent l’identité de l’être collectif. La fidélité au type est un des principes de la vie, mais l’évolution, l’adaptation aux changements du milieu en est un autre. Dans les sociétés vivantes ...

(1) On a peu touché, d’ailleurs à l’antique réseau de canaux qui distribue l’eau de l’oued en mille branches, les unes alimentant toutes les maisons et toutes les fontaines de la ville, les autres emportant les déchets. Une djamaa, recrutée toujours dans les mêmes familles, surveille le système dont les pères transmettent les secrets à leurs fils.


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... comme celles d’Occident, les deux principes se sont généralement accordés. Ce qui nous trouble aujourd’hui, c’est que les développements de la science, qui modifient incessamment notre vue de la nature et nos conditions d’existence, ne nous laissent plus obéir qu’au principe de changement. Simple crise de croissance, peut-être, mais la plus intense que l’humanité ait traversé, inquiétante parce que la cause en est toujours plus active, et que ses effets se propagent de plus en plus vite et profondément par le monde. Ils atteignent les grands peuples millénaires d’Orient, et le déséquilibre y est plus soudain que chez nous. C’est comme un séisme; tout d’un coup, après un travail latent, souterrain, nous voyons s’effondrer des formes immémoriales de vie et de société que l’on croyait cristallisées à jamais.
Au Maroc, jusqu’aux premières années de notre siècle, tout restait arrêté dans une immobilité qui ressemblait à celle de la mort. Il y avait eu des révolutions politiques, des dynasties s’étaient écroulées, mais ni les croyances, ni l’ordre politique et social, ni les mœurs, ni les industries, ni les instruments de la vie n’avaient jamais varié. En chaque génération se répétaient, comme chez les insectes, les gestes des générations précédentes. L’esprit s’était figé en des formes qui ne pouvaient plus changer que sous une poussée du dehors. Aujourd’hui encore, l’ancienne civilisation se juxtapose simplement à la nôtre comme la piste où continuent de cheminer les indigènes, à la route goudronnée où courent les autos. La religion reste le centre, et son premier impératif étant la conformité à un ordre préétabli, la mosquée oppose son influence aux suggestions nouvelles. Elle passe pour un foyer de nationalisme. Mais l’idée de nation est étrangère à l’Islam; ce n’est pas le patriotisme, c’est un principe religieux qui commande la résistance aux innovations des Chrétiens.
Cependant nos prestiges sont puissants, et l’évidence de tant de bienfaits que nous apportons finit par s’imposer à tous. Par exemple, dans les campagnes comme dans les villes, le peuple reconnaît la science et le dévouement de nos médecins. Nos dispensaires sont assiégés. C’est à l’hôpital de Fez Djdid, où le docteur Christiani, debout de cinq heures du matin à midi, prodigue depuis tant d’années ses soins à la foule de pauvres gens qui l’assaillent, que j’ai vu tout ce qu’est le toubib français au Maroc. Les yeux, les gestes disaient la confiance absolue, la reconnaissance la plus touchante. Des femmes vêtues des grandes loques berbères lui tendaient leur enfant, et semblaient implorer d’un saint un miracle. Quand il avait tâté un petit ventre gonflé, posé son oreille sur une maigre échine de bébé, et puis parlé, remis une ordonnance à l’infirmière, l’humble mère baisait son épaule avec le même respect, la même tendre et silencieuse dévotion que les suppliantes de Moulay Idriss caressent de leurs lèvres son tombeau. Telle est la foi en la puissance du médecin roumi que pour quelques-uns, c’est assez de l’avoir approché, d’avoir été touché par sa main; ils ne prennent pas le remède. La charité de l’infidèle qui soigne, qui guérit sans qu’il soit besoin de lui apporter les cadeaux qu’exige le marabout, c’est une merveille qui donne à penser.
Il en est bien d’autres, — la justice qui ne distingue plus entre le riche et le pauvre, la protection assurée contre les mangeries des grands et les attaques des pillards. Pour les bourgeois, les marchands, c’est la rapidité nouvelle des transports, de la poste, — surprenante, quand on se rappelle les caravanes de l’ancien temps, qui prenaient une semaine pour aller de Fez à Casablanca, les rakkass, qui mettaient trois jours, en courant ...


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... à pied, pour porter les lettres à Tanger. Les Chrétiens ne sont que des Chrétiens; ils ignorent la vérité, mais ils ont la science du monde matériel, et ils en tirent leur puissance. Que de choses on peut en apprendre ! Dans les villes, des notables font bâtir selon les procédés européens ; et même en plein pays berbère, dans la région reculée de Ouarzazat, on commence, pour les kasbas, à renoncer à la terre battue, à imiter avec de la pierre les lignes de nos bordjs et de nos tours de guet, dont on admire la résistance. Des riches, des chefs sont allés en France; ils reviennent pénétrés du sentiment de nos supériorités pratiques. A Marrakech, le grand Glaoui mène à l’européenne de puissantes affaires; il joue au golf, il monte en aéroplane. Bien entendu, ce mouvement reste superficiel; le peuple l’aperçoit à peine. C’est comme dans l’Inde, où les rajahs et les babous qui ont voyagé essayent de vivre à l’anglaise, tandis que des centaines de millions d’Hindous, menés par leurs brahmes, demeurent fidèles à des usages et des rites qu’Eratosthène décrivait plus de deux siècles avant notre ère.
Mais l’influence de nos écoles est profonde. Les Arabes du Maroc passent pour plus vifs que leurs coreligionnaires d’Algérie et de Tunisie. Des artisans, des commerçants ont vite compris l’avantage qu’auraient leur fils à pouvoir entrer en relation directe avec les clients et les patrons français. Dans nos écoles indigènes, des milliers d’enfants apprennent notre langue; le taleb, d’ailleurs est là, qui leur donne l’éducation coranique; on les maintient dans leurs traditions sociales et religieuses. Pour ceux qui veulent aller plus loin, il y a des établissements où ils s’initient à nos institutions, à nos méthodes administratives et commerciales, se préparent à suivre dans les bureaux du Maghzen et de nos contrôles civils, des carrières de khodjas. En principe, l’accès de nos lycées leur est ouvert, mais un examen d’entrée a l’heureux effet de les en écarter. Pour les jeunes gens qui aspirent à un savoir d’une autre espèce que celui des tolba de Karouyine, le protectorat a institué des collèges musulmans, des écoles supérieures. Les études y sont menées assez loin, trop peut-être à en juger à la conversation de ces deux jeunes déracinés qui s’ennuyaient tant à Salé, et nous poussaient à pénétrer dans une mosquée, en traitant de superstition la consigne religieuse qui en interdit l’entrée aux Chrétiens. Au collège musulman de Rabat, ils avaient suivi des cours de littérature française, étudié Lamartine et Hugo. Ils lisaient nos journaux; l’un d’eux nous récitait le sommaire du dernier numéro des Nouvelles Littéraires. Ils semblaient tout à fait détachés de leur monde natal; notre civilisation les avait pris. C’est une conquête, mais qui peut se retourner un jour contre nous. Sous l’action des nouveaux prestiges, on rejette d’abord les croyances et disciplines ancestrales; on se rationalise, et puis on découvre d’autres idées d’Occident, — par exemple celle de patrie, celle du droit d’un peuple à se gouverner lui-même. Dans les universités du Bengale, où j’entendais jadis commenter Stuart Mill et Herbert Spencer, les jeunes babous se sont anglicisés, et c’est d’eux qu’est parti le mouvement qui dresse à présent l’Inde contre l’Angleterre. L’influence européenne dénationalise l’indigène, et puis l’excite au nationalisme. Dans nos lycées de Paris, d’intelligents Annamites n’ont que trop bien reçu la formation française, et nous en découvrons l’effet en Indochine. Des énergies endormies dans la coutume atavique se réveillent à notre contact; des variétés de l’homme, immobiles depuis des millénaires, parce que le milieu ne changeait pas, entrent soudain en mutation. Dans quinze ou vingt ans, quand on ne se rappellera plus l’insécurité d’autrefois, les méfaits et les iniquités ...


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... de l’ancien régime, que donnera l’enseignement que nous apportons à cette jeune intelligentzia du Maroc ?
Parmi les plus belles réussites de notre effort, il faut compter le service des arts indigènes, dirigé depuis de longues années par M. P. Ricard, un savant à qui ses recherches, ses voyages poussés jusqu’en Perse, une longue expérience pratique ont tout appris de l’histoire, des principes et des procédés de l’art musulman. A Rabat, à Marrakech, à Meknès, ses collaborateurs, des artistes, des archéologues, poursuivent passionnément leur tâche. Ils ont créé des musées où abondent les plus beaux spécimens des industries marocaines, des pièces comme on n’en peut plus trouver : tapis, broderies, céramiques, reliures, bronzes, bois et plâtres sculptés, orfèvreries — la précieuse, la délicate orfèvrerie arabe, et la massive, archaïque bijouterie berbère. Ils ont organisé des ateliers dont les élèves, des petites filles dirigées par une maîtresse française, s’exercent sur de primitifs métiers à tisser à reproduire les beaux tapis d’autrefois. Ils ont découvert de vieux artisans ignorés qui savaient encore des techniques à peu près perdues ; ils les ont appelés, les ont installés auprès d’eux, leur ont trouvé des apprentis. A Rabat, à la medersa des Ouddayas, où est le bureau du service, on voit ce petit monde besogner dans des échoppes. Les uns gravent ou enluminent le cuir; d’autres, sur du parchemin, copient du calame ou du pinceau d’anciens motifs de décor. On leur donne des maquettes de tapis, en noir, en leur laissant inventer le coloris, et ce sont les harmonies locales et traditionnelles qui reviennent d’elles-mêmes sous leurs doigts, — ceux de Rabat, par exemple, mariant toujours sept tons, évitant la note dominante, mais réservant le rouge pour le centre. Ils ont le sens inné de la polychromie. Dans une école, on demande à une enfant de peindre une fleur; instinctivement, elle la transforme, la stylise, la réduit à quelques lignes enroulées et symétriques qu’elle remplit d’or, de pourpre, de bleu sombre. Ce n’est plus une fleur, c’est une arabesque florale.
Il arrive que l’on découvre — et toujours chez des simples — un don d’artiste, dont le germe, sans le hasard de la rencontre, fût resté perdu, comme tant d’autres qu’a stérilisés l’Islam en circonscrivant si rigoureusement les activités humaines. A la medersa de Rabat, on nous montrait quelques essais bien curieux de ces humbles talents : les plus intéressants sont ceux d’un maçon qu’on encourage. Tandis que je feuilletais toute une collection de ses gouaches, on me contait son histoire. Enthousiasmé par sa première visite à un cinéma, il avait entrepris de s’en fabriquer un. Ce n’était qu’un petit théâtre d’ombres chinoises, dont il essayait de découper les figures dans du carton. Il s’aperçut bientôt qu’il fallait d’abord en tracer les contours. A ce travail, il prit tant de plaisir qu’à ses heures libres, il ne fit plus que dessiner. Puis il essaya des couleurs. Une de ses peintures parvint au service des Arts Indigènes; l’œuvre parut si neuve et si amusante qu’on le fit appeler. Il en montra d’autres, et on lui offrit de lui acheter tout ce qu’il produirait. On s’est gardé de le diriger; on veut voir ce que peut donner un vrai talent indigène qui se prend à la nature, à la figure humaine — chose si nouvelle, audacieuse pour un Musulman. Il semble maintenant avoir atteint sa limite. On pourrait le développer en l’initiant à l’art de nos peintres. Mais c’est son originalité qui intéresse, et l’on craint de le dérouter.
Il peint tout ce qu’il voit, tout ce qui l’amuse dans la rue et dans la campagne. Je me rappelle quelques-unes de ces notations d’un réalisme ingénu. Un vieux bonhomme vu de dos, en burnous rayé, poussant son âne de son bâton sur une pente semée de tombes, ...


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... qui monte sur un ciel du soir. Des danseurs nègres, des Aïssaouas ; l’un d’eux a touché un câble électrique qui pend; il tombe les quatre fers en l’air, et la foule effarée se sauve. La plage de Feddalah avec baigneuses européennes aux yeux ronds, en maillots courts et collants, — l’intention satirique est évidente. Un morne vieillard, à grande barbe, aux chevilles torses dans ses savates, qui sort d’une mosquée, le chapelet à la main. Des cigognes volant au-dessus d’une fontaine ; on voit des marques de pas dans la boue, le vendeur d’eau qui s’en va pesamment, courbé sous son outre; au loin, un minaret, un palmier, noirs, à contre-jour sur un lever de lune. Tout cela en teintes plates, sans ombres (il commence seulement à les découvrir), traduisant une vision très différente de la nôtre. Un observateur, un humoriste qui saisit fortement les types en même temps que le caractère individuel, unique de chaque figure, et les pousse avec un humour grave dans le sens du comique.
De l’humour, il y en a beaucoup chez les citadins du Maroc. On parle souvent de l’esprit caustique des Fassis. En 1917, à Rabat, j’assistai à une sorte de carnaval indigène où c’est la coutume de parodier sur des tréteaux les grands personnages de la ville, — le mohtaseb, le cadi, le pacha... Dans une de ces pantomimes, des chefs français, Lyautey lui-même étaient figurés (on avait respectueusement demandé la permission). C’était d’une surprenante vérité caricaturale ; les gestes habituels, les expressions de physionomie, les façons de parler, de commander étaient reproduits. Sans savoir un mot de français, les jeunes gens qui donnaient le spectacle contrefaisaient le plus drôlement du monde la voix française. Nulle malice offensante d’ailleurs; le « Général » fut le plus amusé.
L’art du mime est populaire au Maroc. A côté des rhapsodes et des thaumaturges, ces acteurs égayent souvent les marchés. A Marrakech, dans une représentation organisée par le bureau des Beaux-Arts, l’un d’eux, une espèce de géant, jouait les personnages les plus divers avec une verve, une fantaisie d’invention extraordinaires. Grossi d’énormes coussins sous ses vêtements, il imitait la femme enceinte, les douleurs, les cris, la voix encourageante de la sage-femme, puis, soudain aminci, tirant du bas de son burnous un petit paquet blanc, la naissance du bébé, ses vagissements, les exclamations d’amour de la maman, son dorlotement du nourrisson qui prend le sein, son tendre bavardage au marmot pressé contre son cœur : une scène de tous les temps et de tous les pays. Il fit le gros Fassi glouton, accroupi devant ses plats de couscous ou de poulets, qui dévore et annonce la satisfaction de son estomac par des bruits profonds et prolongés. Et puis le couple français qui se promène dans le souk, les impatiences du monsieur, les émerveillements, les oh! et les ah! de la dame, le petit chien qui jappe. Dans ce pays qui m’était jadis apparu si secret, si morne — « le sombre Maghreb » qu’avait vu Loti — chez ces Maures aux allures de trappistes, pouvions-nous imaginer ces jeux, ces fantaisies, et que les yeux funèbres fussent si perçants, que tant de vif esprit se cachât sous des apparences cénobitiques ?
De tous les agents du protectorat, ceux des arts indigènes me semblent communiquer le plus directement avec le génie de ce peuple. Ils en savent le passé, ils ont étudié les monuments où il a traduit son rêve de beauté; ils vivent au milieu de ses artisans; ils les voient travailler suivant leurs traditions; ils s’efforcent, en mettant sous leurs yeux de beaux modèles anciens, de réveiller en eux le sens des harmonies oubliées. Souvent on voit l’un d’eux s’arrêter dans le souk, à l’échoppe ou l’atelier du ciseleur, ...


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... du brodeur ou du potier. Il regarde son dernier ouvrage, le conseille en ami et en connaisseur. On sent leur sympathie, on sait leur science, on s’honore de leur admiration pour les œuvres des ancêtres. C’est un lien qui se renouvelle tous les jours.
Pour nous, remercions-les de nous garder avec amour le plus riche trésor d’art qui subsiste aujourd’hui du monde islamique. Au Maroc, où notre protectorat véritablement protège, leur rôle propre est de protéger toutes les antiques parures d’un pays où s’est continuée jusqu’à nos jours la civilisation de l’Espagne arabe. Tâche difficile, ingrate souvent, qui exige leur continuelle vigilance. La poussée moderne est si pressante, tant de forces inéluctables sont à l’œuvre, tant d’intérêts impatients sont gênés par des beautés qui nous ravissent — et parfois c’est une entreprise nécessaire. Il arrive que les défenses cèdent ; l’activité étrangère fait irruption ; une eurythmie naturelle est rompue. C’est la solitude majestueuse d’une grande tour almohade que dérange le voisinage d’immeubles de rapport ou d’une avenue à autos; c’est, au bord d’un légendaire champ de fête, plein des jeux et des magies d’un autre âge, l’apparition d’un grand café, de magasins à vitrines, d’un bâtiment de banque; c’est, à Fez, le chantier de construction, les baraques aux toits de tôle ondulée à l’entrée du champ solennel où les saints d’autrefois dorment sous leurs koubbas; c’est le garage de grands cars sous les vieux créneaux superbes de Bab-Ftouh. Bab-Ghissa même, au pied des rochers où, le soir, un humble peuple s’étage autour des conteurs, Bab-Ghissa, l’un des plus grandioses décors de Fez est, dit-on, menacée. Mais quoi ! La civilisation nouvelle est utilitaire; comme les autres, comme celles de tous les temps, de toutes les races, elle obéit à sa loi. Le phénomène est biologique. L’homme occidental est une espèce qui gagne sur les autres. Une idée se développe en lui, qui le pousse à propager ses formes, ses mœurs, ses modes de vie et de pensée. L’artiste, l’historien, qui s’intéressent à toutes les floraisons de la plante humaine, peuvent regretter l’ancienne variété du monde. Le colon n’est pas au Maroc pour contempler, mais pour travailler, agir, et comment agirait-il sinon suivant sa tendance, celle de son temps, de sa race ? Au mouvement que nous appelons le progrès, c’est son orgueil de collaborer. Progrès en perfection d’outillage, en vitesse et grandeur de rendement; accélération des transports et des échanges, accroissement général de bien-être, de richesse et de puissance.
Mais les civilisés découvrent que ce continuel effort ne leur apporte pas le bonheur. Le monde qu’ils se sont fait les accable. Enormité, encombrement des villes, soumission des vies à des rythmes mécaniques, instabilité, fatigue, envahissante laideur, dégradation de la nature de plus en plus soumise aux fins utilitaires. La science qui allonge son rayon sur l’univers, et n’y laisse rien que nous puissions aimer, précipite par ses applications pratiques nos rythmes de vie sans nous laisser le temps de nous ajuster à un milieu qu’elle transforme incessamment. Les anciens équilibres sont renversés, et nous n’en trouvons pas d’autres. De là notre inquiétude, et de là pour nous l’attirance de ces pays écartés où subsiste quelque chose de l’ordre ancestral dont nous portons en nous le souvenir et la nostalgie. La Bretagne, hier encore en était un, mais elle est en train de muer vite. Dans les carrefours de sa campagne, en face des petites croix de granit où s’efface une figure naïve de Christ, les poteaux de ciment qui portent l’énergie électrique, les cages de verre et de fer des transformateurs de courant commencent à se dresser sur les haies d’ajoncs.


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Dans le profond Maroc, les nouveautés ne sont encore qu’à la surface. La vie du peuple n’en est pas changée. Les harmonies naturelles subsistent, faites du mariage ancien d’un peuple avec sa terre, de la répétition dans les âmes, dans les mœurs, dans l’ordre social, dans toutes les productions des hommes, d’un même ton fondamental, celui qu’y met la religion. Tout se tient parce que tout procède et participe d’une idée souveraine. Le style est partout, dans les physionomies, dans les gestes, dans le costume, dans l’humble tasse que façonne et décore la main du potier, comme dans les ordonnances et les parures merveilleuses des palais, des mosquées et des medersas. Et la civilisation qui traduit ainsi son unité et la force de son principe n’est pas seulement très ancienne, elle a régné de l’Atlantique à l’Himalaya, elle occupe un des grands chapitres de l’histoire humaine. Nulle part, elle n’a laissé un tel ensemble de monuments, attestant son originalité et le grand caractère des œuvres d’art qu’elle a conçues. Bien mieux que la Bagdad d’aujourd’hui, Fez, avec ses mosquées du moyen âge, ses souks fourmillants où sonne le cri du vendeur d’eau, ses enceintes crénelées où le Sultan, au milieu de ses vizirs, apparaît à son peuple, Fez, avec ses conteurs populaires dont les histoires d’afrits et de djinns s’enchaînent et se prolongent parfois pendant des mois, avec ses terrasses où des femmes parées comme des fleurs viennent respirer le soir, la vieille Fez nous rappelle la Bagdad des califes et des Mille et une Nuits.
Il n’en sera pas du Maroc comme de l’Algérie, conquise et colonisée en un temps où l’on ne pressentait pas le prix que nous attachons à la forme originale que s’est inventée pour y vivre, en y projetant l’essentiel de son génie, chacune des principales familles humaines. Le grand organisateur du Maroc français était aussi un artiste, profondément sensible à la beauté du Maroc immémorial, et qui tout de suite a pris soin de lui réserver sa part et de la défendre. A cette tâche très délicate, celui qui dirige aujourd’hui le protectorat, préparé par sa longue expérience de l’Islam, apporte le même tact et la même vigilance. Sans doute, les forces qui partout achèvent de détruire l’ancien monde sont pressantes, et finiront par emporter les barrières. Mais le respect dont nous entourons les restes vivants d’un grand passé en retarde l’irruption. Qui sait, d’ailleurs, si laissé à lui-même, ce pays n’eût pas un jour trouvé son Kemal, subi un sort analogue à celui de cette Turquie où l’alphabet arabe est actuellement proscrit, où le costume occidental est imposé à tous, où l’on dit que des haut-parleurs vont remplacer le muezzin ? De ce destin, la tutelle française préserve la figure de l’antique Maghreb. On peut espérer que longtemps encore, ses ruines, ses jardins, ses villes mystérieuses, son peuple ingénu composeront les accords qui nous enchantent.

Mars 1932



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TABLE DES MATIERES

Tanger..........9
Casablanca..........23
Rabat..........27
Salé..........57
Marrakech..........71
A travers l'Atlas..........91
Au pied de l'Anti-Atlas..........103
Meknès..........115
Fez ..........135
L'influence moderne et le vieux Maroc..........171

COLLABORATEURS
M. Henry  VA RADE pour la composition et dessin de la couverture, des lettres ornées et bandeaux.
Les photographies des pages 16, 19, 45, 49, 103, 111, 116, 124, 147, 148 nous ont été aimablement communiquées par les services de la Résidence ;
celle de la page 21 par M. BLANCO, photographe à Tanger;
celle de la page 114 par M.   VIMAL, contrôleur civil à Mogador.


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FIN de l'ouvrage


VISIONS DU MAROC


de André CHEVRILLON


illustrations de F. DETAILLE



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